Samoht, le cheval qui ne voulait pas sauter
Un bel anglo-arabe de peau très fine, presque noire, de la généalogie convaincante, la conformation puissante, la morphologie élégante et la personnalité attachante. Surtout la dernière, génératrice des coups de foudre ; oui, ça arrive, même parmi les cavalières les plus rationnelles. D’où, cavalière de CSO très prometteuse, elle se trouve propriétaire d’un très bel anglo-arabe, convainquant, puissant, élégant, attachant, et très prometteur lui aussi.
Ce n’est pas que notre cavalière soit impatiente, même dans son enthousiasme (compréhensible quand même). Non : elle connaît très bien les chevaux, et elle sait très bien à quel âge il faut commencer tel type d’entraînement. En plus, elle est très bien entourée. Des experts, des spécialistes il n’en manque guère. Mais tous les chevaux ne se ressemblent pas. Et, bien sûr, certains sont plus différents que d’autres. Comme tout être exceptionnel, c’était bien le cas de Samoht.
Pour une raison ou une autre -une légère précipitation, une maladresse presque imperceptible, un manque de confiance transitoire de la part de l’un ou l’autre (moi, privilège d’auteur, je dirais moitié-moitié entre la première et la troisième)- une étape est grillée. Tout allait très, très bien. Des allures splendides. De la présence. Du style. La classe, quoi ! Un peu lent, le travail, mais bien quand même. Et puis le premier saut en liberté, c’est le désastre. Elle avait tellement envie qu’il le fasse bien, et il avait tellement envie de lui faire plaisir. Mais il savait aussi qu’il n’était pas encore prêt. Bien sûr, il ne savait pas le lui dire, et elle ne savait pas l’écouter, et même s’il avait su le dire, il ne l’aurait pas dit : on ne peut pas décevoir les gens comme ça. Surtout pas elle ! Il ne s’est même pas fait mal. Juste les barres renversées. Très peu de sang. Mais il a lu la déception sur son visage. Il a senti la colère de l’entraîneur, même si l’entraîneur n’avait pas encore commencé à se fâcher. Et il a entendu le rire narquois (jaloux, dit l’auteur) de sa copine, qui regardait aussi, et qui n’a même pas sourit, même pas grimacé. Sensible, notre Samoht !
Puissant, j’ai dit, pour le coté physique. Mais ce n’était rien à coté du mental. Jamais il ne sauterait plus ! Il n’était pas fait pour faire ça. Il ferait du dressage, de l’hippodrome. Même de l’attelage, pourquoi pas.
Mais dans ce pays, à cette époque, dans ce milieu, parmi ces gens-là, ce qui compte c’est le CSO. Cela peut nous sembler bizarre en Europe, mais pour ces gens-là, à cette époque-là, c’est vraiment la seule chose qui compte. A tel point qu’un cheval qui ne saute pas vaut moins que rien. Abattoir. Boucherie. Horrible ! Aujourd’hui, dans nos pays civilisés, on a du mal à comprendre comment on arrivait autrefois, dans d’autres civilisations, à sacrifier de très bons chevaux juste parce qu’ils ne savaient pas sauter. Mais c’était vraiment comme ça. Je l’ai lu dans des livres savants, et les économistes en parlent souvent en employant des mots à plusieurs syllabes, avec nostalgie.
On ne peut pas, donc, en vouloir trop à notre cavalière pour insister. Un jour elle ne serait plus là pour s’occuper de son cheval (car à l’époque les chevaux vivaient beaucoup plus longtemps que les gens), et s’il ne savait pas sauter il ne serait d’aucune utilité économique, et sans utilité économique. Méthodes dures, méthodes douces. Brutalité, chuchotements. Rien ne marche. Rien ! C’est désespérant. Les experts défilent devant son box. Les spécialistes se succèdent. Les remèdes s’enchaînent, de plus en plus farfelus, de plus en plus improbables, toujours aussi inefficaces. Elle l’implore, elle essaie par tous les moyens de lui expliquer, mais si un poulain peut sentir le moindre soupçon de colère ou de méchanceté à une distance de trois kilomètres, même avant que le sentiment ne soit déclaré, il reste parfaitement incapable de comprendre l’économie. Ça fait partie de son charme, d’ailleurs !
Puis un jour, un copain lui raconte qu’il avait connu un poulain qui avait eu le même problème, et qu’un psychohip -ho pologue l’avait diagnostiqué antisaltarinique. « Il habite où ce psychohip -h opologue ? » Le rendez-vous est pris, le cheval préparé, les barres, inévitablement, évitées. S’en suivent des tests, des épreuves, des mesures, des analyses, et, enfin, des résultats (plutôt des conclusions, dirais-je). « Oui, c’est bien l’antisaltarinixie. » « Il est antisaltarinique ? » « Voilà ! » « Mais comment le savez-vous ? » « Les tests, Madame, les tests. » « D’accord, mais montrez-moi : il y a peut-être un peu trop de antisaltarincase, ou trop peu de saltarincose. » « Hélas, s’il s’agissait d’une simple question d’hormones, globules, enzymes, glycérides et autres transaminases je vous montrerais volontiers, mais ma science est autrement plus complexe, mes tarifs autrement plus élevés. Pour comprendre mes résultats il vous faudrait des années d’études avancées. Et encore. Alors, ça fera deux cents zeuros s’il vous plaît. » « Mais dites-moi au moins ce que ça veut dire, antisaltarinixie ! » « Tenez, lisez vous-même la définition dans ce gros dictionnaire de science vétérinaire équine. » Elle prend le livre, et lit, abasourdie : « Antisaltarinixie : terme qui désigne la manque d’inclination d’un équidé pour le saut d’obstacles. » « Merci, docteur. »
Les années passent, les séances de anti-antisaltarinixie se déroulent dans la monotonie et l’inefficacité les plus absolues. Samoht fait tout ce qu’on lui demande avec brillance, sans jamais sauter, comme il l’avait dit. Il partage un grand champ dans un centre équestre avec des copains et des copines. Les sauteurs sont gâtés, idolâtrés, tandis que les autres sont rapidement dispatchés dans des camps de concentration du côté du Mirail avant d’être transformés en hamburgers pour les pays ‘d’économie émergente’. Samoht, toujours aussi fort en économie qu’en CSO, ne se rend pas compte. Et pour l’instant, ça va : sa cavalière, toujours aussi désespérée, est au moins toujours aussi fidèle, et comme son cheval est tellement, tellement gentil, le directeur permet qu’il donne des cours à des débutants. Lui, qui de nos jours serait un dieu de doma vaquera , un roi de randonnée !
Une nuit d’automne, de pleine lune, Samoht se trouve avec une nouvelle copine, Glisten, une belle pouliche palomino, plus jeune et moins docile. Ensemble, ils cassent la clôture. Lui, il se dirige vers le potager, mais elle prend la direction de la carrière de CSO. « Qu’est ce que tu vas faire là-bas ? » « Tu connais pas le magnifique pommier derrière la lettre F ? » « Pas trop, je suis toujours tellement stressé dans cette carrière-là. » « Viens, que je te le montre ! » « D’accord. » Après s’être bien gavés de délicieuses pommes rouges, ils se reposent, chacun racontant un petit peu de sa vie, puis Glisten entre dans la carrière et renifle soigneusement tous les crottins. Ce qu’elle fait par la suite laisse Samoht sans souffle, tête tournante. Elle saute un oxer, et lui demande de la suivre. « Pourquoi tu fais ça ? » « C’est rigolo, non ? » « Pas trop, je trouve, honnêtement. » « Eh, beh, moi j’aime bien faire ça toute seule, sans que personne ne me regarde. Juste pour le pur plaisir de me sentir voler un peu dans les airs. Ça t’est jamais arrivé de déballer la pente rocheuse du côté du puits au plein galop, au lieu de faire le tour tranquillement par le grand frêne ? Juste pour voir qui arrive le premier ? » « Oui, en effet. » « Alors, c’est à peu près la même chose. Essaye, voir ! Tu me suis ? »
Quand ses quatre pieds quittent la terre, Samoht expérimente la plus étrange des sensations. Le ciel, d’un bleu si profond, est aussi clair qu’en plein jour. Plus clair, même, puisque son silence visuel permet de voir jusqu’à la fin de l’univers. Il regarde l’agneau qui joue sur la colline en face, et il sait que la tension dans les muscles de l’agneau bondissant est identique à celle qui propulse ses muscles à lui. Même essence, même énergie. La même vibration impose son rythme universel aux deux cours, à tous les cours. En ce moment, son corps et son esprit de cheval vibrent au rythme du saxophone de Stefano di Battista, que la monitrice a mis hier pour son nouveau spectacle de voltige. Le morceau s’appelle Anastasia, et ça dure 6 minutes 35 secondes normalement, sauf quand on est en train de voler dans les cieux sous le regard doux d’une belle pouliche palomino, la brise d’octobre dans sa crinière et les étoiles dans ses yeux liquides. Samoht l’écoute du début à la fin dans l’espace d’une seule envolée, et la musique remplit tout son être.
« Ouhaouh ! Ton style est peu. ‘orthodoxe’, disons, mais ça ne manque pas de cachet. Allez, on enchaîne la verticale là-bas ? » La nuit s’évapore, la lune se couche, et voilà nos deux copains de retour dans leur champ, bien accompagnés du percheron et quelques connemaras, venus profiter de l’herbe, toujours plus juteuse derrière une clôture cassée que devant une autre intacte. Comme ça, les gens du centre ne sauront pas qui gronder.
La nuit suivante, plus besoin de casser quoi que ce soit : il suffit de sauter. Et chaque nuit pareil. Une fois, la petite Lera (joli nom qui veut dire ‘en avant’ en malgache) se réveille dans sa chambre de la maison en face, et les regarde par la fenêtre. Quand elle raconte le spectacle nocturne à ses parents, ils disent que c’est mignon. Un jour, de retour d’une ballade tranquille avec sa cavalière, Samoht décide de la surprendre. Il l’embarque. Comme c’est la toute première fois qu’il agit de la sorte, elle est pétrifiée, et ne peut rien faire. Tout se passe très, très vite. Elle est hypnotisée de terreur. Ils sont sur le terrain de cross, et Samoht commence par l’énorme stère sur la piste qui longe la rivière. Enfin, elle commence à comprendre ! Ensemble, ils accomplissement un parcours parfait, devant la stupéfaction de tous les cavaliers du centre et tout le voisinage, attiré mystérieusement par l’irrésistible excitation de la magie.
Normalement, dans une histoire comme celle-ci, le cheval terminerait champion du monde. Applaudissements. Rideau. Pourquoi pas ? C’est légitime. Mais la vérité est bien plus étrange. D’abord, le directeur du centre équestre commence à se rendre compte qu’aucun autre cheval ne serait aussi bon maître que Samoht. Les cavaliers qu’il a formés ont tous quelque chose qui les fait ressortir du tas, une petite pointe d’excellence caractéristique ; c’est comme s’il leur avait communiqué un peu de sa sensibilité aiguë, leur permettant de mieux sentir, mieux comprendre, mieux anticiper. Ils brillent dans toutes les disciplines, et dans quelques années l’élite du monde équestre est composée exclusivement d’élèves de Samoht, qui commencent à développer de nouvelles expressions d’art équestre, basées sur la complicité et la finesse. Le théâtre équestre est né. L’obsession uni-disciplinaire est terminée. On apprécie les chevaux pour ce qu’ils sont.
Mais il y a plus étrange encore. Certains auteurs, portés par le romanticisme, aiment prétendre que des chevaux comme Bucéphale (cheval d’Alexandre le Grand) et Marengo (celui de Napoléon) ont littéralement changé l’histoire du monde. Mais l’influence de Samoht a été bien plus marquée, bien plus durable, bien plus bénéfique. Parmi tous ses jeunes cavaliers, une des meilleures était -vous en doutiez ?- la petite Lera. Elle n’oublierait jamais l’incroyable spectacle dont elle avait été la spectatrice privilégiée et émerveillée : demonstration extraordinaire de la puissance de la volonté et de l’amour. Ayant vu avec ses propres yeux la véritable magie de l’apprentissage, il n’était pas étonnant qu’elle choisisse la carrière d’enseignante au lieu de devenir cavalière professionnelle. En fait, elle est même devenue la meilleure chercheur en pédagogie de son époque, et son ouvre a bouleversé très rapidement les pratiques pédagogiques de tout le continent. C’est grâce à elle -et a Samoht, donc- qu’en France aujourd’hui on ne trouve plus de pseudo-experts, pseudo-spécialistes, pseudo-scientifiques et autres pseudo-psychologues obnubilés par la tâche stérile d’inventer des étiquettes pour des maladies imaginaires qu’ils sont incapables d’identifier, d’expliquer, et beaucoup moins de guérir. C’est grâce à Lera et à Samoht que dans les écoles françaises aujourd’hui on accepte que chaque enfant soit différent, avec des capacités différentes, et surtout des rythmes d’apprentissage différents. Tout comme les chuchoteurs, on permet à chaque élève d’aborder l’énorme aventure de l’apprentissage dans le confort et la confiance, par une suite bien étagée de toutes petites étapes, chacune offrant à la fois un défi passionnant et la certitude de réussite. On ne dit jamais qu’un enfant est ‘nul’, parce qu’on sait qu’il n’existe pas de mauvais chevaux, mais de mauvais cavaliers.
C’est grâce à Lera et Samoht qu’un enfant n’arrête jamais de demander ‘pourquoi’. C’est grâce à eux que la quête de réponses à cette question permanente -moteur de la civisilation- ressemble toujours à un vol délicieux et interminable sous la lune des Pyrénées. Avec saxophone. N’est ce pas ?
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Source histoire : Cheval Magique